Dans le ventre creux d’un Ferry dont la compagnie exhibe fièrement son âge, 1906-2006, des bâches bleues à perte de vue dépassent des toits de centaines de voitures, comme des champignons informes. Posés dessus, à l’instar des scellés d’huissier, des pneus ou des chaises leur assurent une solide amarre.
Dans les différents niveaux du Ferry, une foule fatiguée, endormie, s’est répandue dans tous les travers. Des enfants, un peu remuants, questionnant leur père en néerlandais, s’approchent de leur mère, un peu agacée, qui leur répond en berbère. A l’opposé, un groupe de personnes cherchent obstinément un endroit pour faire la prière après avoir fait leurs ablutions dans un lavabo installé dans les WC à plus d’un mètre de hauteur. A quelques mètres de là, de jeunes garçons, attablés devant quelques bières brunes et des tasses de café, n’y prêtent aucune attention. Une femme en habit traditionnel, assise sur une vieille couverture, donne quelques consignes à deux jeunes filles, le nombril bien en vue et le MP3 bien accroché aux oreilles. Une file d’attente s’est vite formée devant le kiosque (duty-free) où les plus rapides se disputent déjà les derniers flacons de parfum. Les plus sages, ceux qui voient encore défiler devant leurs yeux et dans leurs têtes les centaines de kilomètres d’autoroute parcourus depuis Amsterdam, Bruxelles ou Paris, sont allongés à même le parquet pour gagner quelques minutes de sommeil.
Ce mélange étonnant de bâches bleues et de galeries design, de Mercedes dernier modèle et de voitures qui ont traîné leurs carcasses fatiguées sur les chaussées d’Europe, de langues et de comportements différents, forme un surprenant tableau qui symbolise parfaitement cette diversité culturelle et se pluralisme qui caractérisent notre communauté établie à l’étranger.
La première question qui m’est venue à l’esprit est : pourquoi une bâche bleue ? D’autres couleurs peuvent faire aussi bien l’affaire ? Une galerie serait plus discrète et plus pratique qu’une bâche ? Des dizaines de réponses se sont bousculées dans ma tête harassée par des heures de conduite. Mais aucune ne me convenait.
La couleur bleue, me dis-je, après avoir grignoté quelques minutes de sommeil, est peut-être celle qui rend le mieux compte de notre histoire d’immigrés si ancienne et si particulière. Le bleu n’est-il pas la couleur de cette méditerranée qui a englouti tant de jeunes marocains à la recherche d’un « Eldorado » ? N’est-il pas la couleur du ciel de ce mois d’août qui enregistre de nouveaux records d’affluence (passagers et devises) ? Le bleu c’est aussi la couleur des yeux de cette jeune femme belge au bras de son époux marocain nouvellement régularisé, qui rentre chez lui après plus de 8 années d’absence : « J’ai beaucoup ramé et souffert » me dit-il, « mais aujourd’hui, alhamdou lilah, je suis bien » (traduit de l’arabe).
Devant ce témoignage qui me rappelle tant d’autres et face à ce mélange magnifique, tant et tant de choses que j’aurais aimé cerner, comprendre et exprimer sont restées sans réponse. Mais, une chose est sûre, je ne savais pas comment rendre hommage à ce jeune au bras de sa femme belge qui guète avec impatience les rivages marocains qu’il a quittés d’une autre manière et qui rêve de serrer dans ses bras ses vieux parents, ni comment dire toute mon admiration à tous ces concitoyens qui bravent chaque année, avec la même volonté et le même désir, toutes les contraintes du temps et de l’espace, du réel et du virtuel, pour réaliser un « double transit » unique en son genre. C’est ce retour à « la mère patrie » ou « giron familiale » qui relève d’un sentiment indescriptible, qui représente sans doute le mieux aujourd’hui le symbole le plus parfait de cet attachement indéfectible des marocains à leur pays d’origine, à leurs racines linguistiques et culturelles et à leurs institutions.
Je veux leur dire ici, bien que les mots me manquent, que je les admire et que je les aime avec leur bâche bleue qui couvre humblement et sûrement tant de souvenirs, d’histoires particulières et d’objets insolites. Je voudrais aussi leur dire : ne prêtez pas trop d’attention à ces choses qui vous ont gênés, étonnés ou mis en colère durant votre séjour :
Toutes ces moqueries, ces plaisanteries à deux sous, ces chantages honteux et ces tracasseries administratives douteuses que vous subissez chaque année avec patience et philosophie ne doivent pas vous faire oublier l’essentiel. Car, le plus important, ce qui compte et comptera toujours, ce qui demeura éternel et que personne ne pourra jamais vous enlever, ni le douanier ou le policier qui vous harcèle, ni le proche qui accapare votre bien, fruit de tant d’années de labeur et d’économie, c’est votre amour inconditionnel de ce pays merveilleux et cette terre bénie, c’est votre attachement profond et sincère à vos institutions suprêmes, à votre langue, à votre religion et à votre culture.
Soyez-en sûrs, un jour viendra où vous serez appréciés à votre juste valeur, où votre contribution au progrès économique et humain de votre pays sera réellement reconnue, où vos droits civiques (Constitution de 2011) seront respectés.
Ayez confiance en ce pays éternel qui attend beaucoup de vous pour relever ses énormes défis (égalité économique et sociale, justice, équité, modernité, liberté, solidarité). Il est et vous sera toujours et à jamais reconnaissant.
Dr. Mohammed MRAIZIKA : Chercheur en Sciences Sociales et en Ingénierie Culturelle (ce texte a été publié à Paris le 6 septembre 2006, réédité en 2011 et vu plus de 65000 fois/ l’Internet)